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Eva Gouel, cette inconnue
Par Christine Deloffre et Yves Brocard   -   Avril 2022

Nous nous sommes intéressés à Eva Gouel lorsque l’association PICABRAQ a voulu faire revenir à Sorgues, en 2017, une peinture murale réalisée par Picasso dans la maison où il résida durant l’été 1912. Il s’était réfugié à Sorgues après avoir fui Céret dans les Pyrénées Orientales, où il comptait passer son premier été avec sa nouvelle compagne Eva Gouel. Cette peinture murale Ma Jolie fut exposée à Marseille à la Vieille Charité, lors de l’exposition "Picasso, Voyages imaginaires", qui eut lieu au printemps 2018, dans le cadre de la manifestation culturelle internationale Picasso Méditerranée, initiée par le Musée National Picasso Paris.

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Eva Gouel en 1912
Photo © RMN-Grand Palais (Musée National Picasso Paris)/image RMN -GP

 Extrait de "La vie parisienne" du 15/06/1912 - Source gallica.bnf.fr/BnF

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Peu de choses sont alors connues sur Eva Gouel. Il est souvent dit qu’elle s’appelle de son vrai nom Marcelle Humbert, et que c’est Picasso qui l’a baptisée Eva, pour « la première femme ». Qu’elle est née à Vincennes en 1885. Elle est décédée, vraisemblablement d’un cancer, ou de tuberculose, le 14 décembre 1915, et serait enterrée au cimetière Montparnasse.

 

Elle était l’amie du peintre Louis Marcoussis lorsque le couple Picasso/Fernande Olivier les rencontre. Ils vont souvent ensemble au cirque Medrano et finissent la soirée dans la brasserie l’Ermitage. Fernande et Eva s’entendent bien, deviennent amies, et confidentes.

 

Mais, en 1911, la relation entre Picasso et Fernande, qui a démarré huit années auparavant, commence à se distendre. Pour essayer de reconquérir son compagnon, Fernande cherche à le rendre jaloux en prenant un amant, un peintre futuriste italien venu à Paris. Elle s’en confie à Eva. Picasso est furieux, la rejette, et s’éprend d’Eva.

 

Leur relation démarre à la toute fin de 1911. Elle se terminera tragiquement le 14 décembre 1915 par la mort d’Eva. Si l’œuvre de Picasso pendant ces quatre années a été foisonnante et riche de bouleversements et d’innovations picturales et sculpturales, sa relation avec Eva a laissé peu de traces. D’autant que, très étonnamment, Picasso, il l’a déclaré lui-même, n’a jamais fait de portrait d’Eva.

 

Les principales sources d’informations sur cette relation, sont les nombreuses lettres, échangées entre Picasso et la collectionneuse et mécène Gertrude Stein et son amie Alice Toklas, et avec Apollinaire. Eva signe souvent ces lettres et elle en écrit elle-même à Gertrude et Alice. Sur sa dernière année, elle échange aussi des lettres poignantes avec Fifine, l’épouse de Frank Burty Haviland, peintre et ami du couple.

 

Sur la relation d’Eva avec Marcoussis, il y a tout aussi peu d’information. A notre connaissance, lui non plus n’a laissé aucun portrait de sa compagne.

 

Aiguisés par ces lacunes, nous avons entrepris d’élucider ce mystère.

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Née à Paris le 27 février 1885

 

Eva est née le 27 février 1885, à 8 h du matin, non pas à Vincennes mais au domicile de ses parents, au 88 cours Vincennes, dans le XIIe arrondissement de Paris. Le cours Vincennes est une grande avenue qui relie la place de la Nation à la porte de Vincennes. Son père est un dénommé Paul Emile Adrien Gouel, 32 ans, ébéniste, et sa mère est Marie Louise Chirouse, 26 ans, passementière ; ils sont mariés.

 

Paul Emile Gouel est né à Eu (à l’époque Seine Inférieure) le 23 octobre 1852. Il se remarie, 7 ans après le décès de sa première épouse, le 26 janvier 1901 (XVIIIe arr.). En 1915, à l’enterrement d’Eva, il est déclaré décédé.

 

Marie Chirouse est née à Coublanc, en Haute-Marne, le 17 avril 1858. Nous apprendrons par la suite qu’elle décède le 27 octobre 1894, alors qu’Eva a 9 ans. Paul Gouel, est alors déclaré « disparu sans nouvelles ».

 

Des recherches récentes nous ont permis de découvrir que, contrairement à ce que l’on avait imaginé, Eva n’était pas seule, mais avait – au moins – un frère, et une sœur. Son frère, de onze mois son aîné, Georges Robert, est né le 6 janvier 1884. Ses parents, Paul Gouel et Marie Chirouse habitent alors 16 rue Titon, dans le 11e arrondissement. C’est actuellement une Ecole Communale Maternelle. Il se mariera le 30 octobre 1907 ; il est alors garçon de café. Il sera appelé sous les drapeaux le 1er août 1914, mais sera fait prisonnier dès le 11 novembre en Allemagne, et ne sera libéré que le 8 janvier 1919 : quatre ans et demi de captivité. Il ne pourra donc assister aux obsèques d‘Eva le 16 décembre 1915. Il décède le 13 mars 1932. Il a alors 48 ans et est garçon de magasin.

 

La sœur d’Eva, Madeleine Emilienne, est née le 10 septembre 1887, soit d’un an et huit mois sa cadette. Elle nait chez ses parents Paul et Marie qui habitent alors 16 rue Letort dans le 18e arrondissement. Nous n’avons pas trouvé plus d’information sur la vie de Madeleine. Les actes de naissance montrent que les parents Gouel changeaient souvent de logements. Mais on rencontre cela assez souvent sur les généalogies, à cette époque.

 

Aucun indice n’a permis de mettre en évidence la relation que pouvait avoir Eva avec son frère Georges et sa sœur Madeleine.

 

Les marges des registres de naissance sont intéressantes à déchiffrer. Ainsi, sur celui d’Eva, on y apprend qu’elle s’est mariée le 7 décembre 1901 dans le XVIIe arrondissement, avec un dénommé Fernand Fix. L’acte de mariage est facile à trouver. Petit étonnement, cet acte remplit tout une page du registre, ce qui n’est pas courant pour un mariage de gens du peuple.

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Maman à 15 ans

 

En lisant cet acte, on découvre que Fernand et Eva ont une fille, Fernande, née onze mois auparavant, le 5 novembre 1900. Eva n’avait alors que 15 ans et 8 mois. Il est en outre précisé que cette petite fille est en cours de légitimation. On peut donc penser que le mariage a été provoqué par cette naissance.

 

L’acte de naissance de Fernande indique qu’elle est née au 2 rue Ambroise Paré, dans le Xe arrondissement, adresse de l’hôpital Lariboisière ; fille de Eva Gouel, 16 ans, employée de bureau rue Cardinet, et de père non dénommé. Il est écrit ensuite que l’enfant a été présenté et déclaré par Emile Morin, 41 ans, employé « au domicile duquel l’accouchement a eu lieu […] ». Emile Morin était sans doute un employé de l’hôpital.

 

En marge de l’acte de naissance de Fernande, est rapportée la reconnaissance faite le 23 mars 1901, par Eva Gouel et Fernand Fix, de Fernande comme leur fille. En dessous, difficilement lisible, il est rapporté que, par suite de leur mariage le 7 décembre 1901, les époux ont légitimé cet enfant. La reconnaissance acte de la filiation de l’enfant naturel (hors mariage) à un ou ses deux parents, la légitimation, elle, confère à l’enfant naturel la qualité d’enfant légitime lorsque les parents sont mariés légitimement, impliquant, pour l’enfant, le port du nom du père et le droit d’hériter. Fernande Gouel devient ainsi Fernande Fix.

 

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Fernand Fix, et son épouse Eva

 

Sur l’acte de reconnaissance, Eva est dactylographe et Fernand machiniste. Ils sont domiciliés au 25 rue Nollet, dans le XVIIe. On note que, huit mois plus tard, lors de leur mariage, Eva et Fernand habitent 8 rue Davy. Ils se rapprochent du père de ce dernier, qui habite dans une rue perpendiculaire , au 17 rue Lacroix. L’immeuble est de belle allure. Cette proximité put être un peu lourde pour Eva, qui, comme la suite de sa vie le montre, a son libre arbitre et aime une certaine liberté.

 

Quant à Fernand Fix, il est né le 30 décembre 1882 à Auxerre, dans l’Yonne. Il est le fils d’un employé de chemin de fer, Georges Fix, et d’une couturière, née Louise Albertine Besson. Lors du mariage avec Eva, il a 18 ans et est fumiste : il répare et installe des conduits de cheminées.

 

Dans la marge de l’acte de mariage, nous apprenons aussi que le mariage n’a duré que neuf années et qu’un divorce a été prononcé le 7 juin 1910 dans le XVIIe arrondissement « à la requête et au profit du mari ». Fernand a progressé dans l’échelle sociale puisqu’il est devenu comptable. Eva pour sa part est déclarée « sans domicile ni résidence connus ». Visiblement Eva a quitté le domicile du couple, sans donner de nouvelles. Le divorce résulte d’une procédure judicaire, initiée par Fernand, tout juste un an auparavant, les publicités faites de ce jugement n’ayant pas été opposées par Eva, qui n’a pas réapparu.

 

Cette procédure de divorce correspond au « divorce pour altération définitive du lien conjugal », où l’un des deux époux atteste que son conjoint a quitté le domicile conjoint depuis au moins deux ans et, dans le cas présent, ne donne plus signe de vie. On considère alors qu’il y a manquement aux devoirs du mariage et que le couple a cessé la vie commune. Le divorce est alors prononcé de droit par le juge, sans avoir besoin de l’accord du conjoint disparu.

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Qu’est devenue Fernande ?

 

Les recherches que nous avons menées, ne nous avaient pas permis de trouver trace du destin de la petite Fernande Fix. Aucune mention, autre que celles de la reconnaissance et de la légitimation, ne figure en marge de l’acte de naissance de Fernande. Et aucun élément n’indique qu’Eva continuera de s’occuper de Fernande par la suite.

 

C’est Laurence Madeline[1] qui nous a mis sur la piste du destin tragique de Fernande. Le 4 mai 1901, son père Fernand Fix la conduit à l’Assistance publique de Paris. Le bébé a alors tout juste six mois. Dans le Bulletin de renseignements[2], à la rubrique : « Explication détaillée des motifs qui ont amené à l’abandon de l’Enfant… » il est indiqué : « La mère est malade et le père sans travail dans l’impossibilité de continuer à payer les mois de nourrice il se voit forcé d’abandonner leur enfant à l’AP jusqu’à ce que sa situation se soit améliorer (sic). ». En fait il ne s’agit pas à proprement parler d’un abandon, car ils souhaitent reprendre la fillette lorsque leur situation sera améliorée.

 

Eva Celeste Gouel, la maman, qui ne semble pas avoir été présente lors de la remise de l’enfant, est déclarée journalière ; Fernand le père est machiniste ; ils habitent tous les deux 29 rue Boulets dans le XIIIe arrondissement. (Il existe de nos jours une rue des Boulets à Paris mais située dans le XIe arrondissement). Un Bulletin de naissance est joint au dossier, où figure en marge la reconnaissance de l’enfant par Fernand Fix et Eva Gouel le 23 mars 1901.

 

Le lendemain de l’ « abandon », un certificat du médecin de l’Hospice des enfants-assistés indique que «… l’enfant Fix Fernande… ne prend pas le sein et doit être envoyé à la campagne pour être élevé au biberon. » L’enfant est alors envoyée à la Direction de Toucy dans l’Yonne du Service des enfants Assistés. Elle décède moins d’un mois après, le 2 juin dans le village de Saints (rebaptisé Saints-en-Puysaye). La cause du décès : convulsions. L’acte de décès indique que c’est Alfred Chambard, âgé de trente-neuf ans, charron, nourricier de l’enfant, qui est venu faire la déclaration. Le bébé est mort à son domicile. Fernande est  déclarée « âgée de six mois, née le cinq novembre 1900, Elève de l’Administration générale de l’Assistance publique de la Seine, sans autre renseignement. »

 

Il est curieux alors de lire six mois plus tard, sur l’acte de mariage d’Eva et Fernand du 7 décembre 1901, que les mariés par ce mariage et la reconnaissance qu’ils ont faite de Fernande en mars, légitiment l’enfant, qui est alors mort. Mais, curieusement aussi, alors que l’Assistance publique a tous les éléments pour le faire, les parents n’ont visiblement pas été informés du décès de Fernande, et ce décès n’a pas été porté non plus sur l’acte de naissance de Fernande. La Mairie de Saints ne pouvait non plus transmettre cette information à la Mairie du Xe arrondissement de Paris, car elle n’en avait visiblement pas connaissance.

 

Peut-être était-ce la règle qu’un enfant « abandonné » perdait tout lien avec ses géniteurs. Le lieu de naissance permettant de retrouver ce lien en consultant l’acte de naissance, n’est pas mentionné. Cela au moins, sans doute, tant que les parents, ayant retrouvé meilleure fortune, ne viennent rechercher leur enfant. Eva et Fernand, peu après leur mariage, ont-ils fait cette démarche auprès de l’Assistance publique de Paris ? Pour y apprendre que leur fille est morte depuis six mois, ce qui est terriblement triste.

 

Fernande Gouel est devenue Fernande Fix, à titre posthume.

 

Cette triste histoire montre aussi la solitude d’Eva et de Fernand car il semble que ni le père d’Eva (sa mère était alors morte), ni son frère, ni sa sœur, ni du côté de Fernand, leurs familles n’aient pu ou voulu les aider à garder Fernande auprès d’eux.

 

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Qu’est devenu Fernand Fix ?

 

Si aucune information n’est donnée dans la marge de son acte de naissance, nous avons retrouvé la trace de Fernand Fix dans son livret militaire. Celui-ci a été établi en novembre 1903. Son mariage avec Eva Gouel y est bien indiqué. Par contre, aucune mention d’un enfant.

 

Ils habitent 26 rue Rochechouart, dans le IXe arrondissement. Il est fumiste.

 

Fernand est incorporé dans le 31e Régiment d’infanterie le 15 novembre 1903, soldat de 2e classe, et sera libéré du service actif le 9 décembre 1906. Trois ans sous les drapeaux. Cela peut mettre un couple à l’épreuve.

 

D’après le jugement de divorce, Eva a fui le domicile conjugal vraisemblablement courant 1908, soit après sept ans de vie commune, sans laisser d’adresse. 

 

Lors de la mobilisation générale le 1er août 1914, Fernand Fix rejoint son régiment. Ses états de service font apparaître qu’il est condamné par le Conseil de Guerre à trois ans de prison avec sursis pour « désertion », avec effet le 19 mars 1918. Il n’est pas le seul : « Les actes de désobéissance et de mutinerie ont touché les deux tiers des grandes unités militaires durant le printemps et l’été 1917.[3] » Ces mutineries seront sévèrement réprimées, 26 soldats seront fusillés.

 

Il sera amnistié le 24 octobre 1919. Il n’aura pas le temps d’en profiter car il décède cinq jours plus tard, le 29 octobre, à l’hôpital Saint-Antoine. Il avait été réformé le 9 octobre pour « tuberculose pulmonaire ».

 

 

Eva Gouel devient Marcelle Humbert

 

En 1907, Eva a changé de vie, et aussi de nom, elle devient Marcelle Humbert, et vit sous ce nom avec le peintre Louis Marcoussis.

 

Louis Marcoussis est un peintre polonais, arrivé à Paris en 1903, à l’âge de 25 ans. De son vrai nom Ludwik Kazimierz Wladystaw Markus, il est né le 14 novembre 1878 à Varsovie. C’est Apollinaire, avec qui il est ami, qui lui suggèrera de changer son nom, pour le franciser, en adoptant le nom d’une commune des Yvelines (alors Seine et Oise) : Marcoussis. Mais cela viendra plus tard, semble-t-il après qu’il ait quitté Eva. Pour le moment, tout le monde l’appelle Markous ou Markus. Dès 1905 il expose au salon d’Automne. Sa principale activité, et qui le fait vivre, est le dessin et la gravure de caricatures pour les journaux satiriques, alors fort à la mode.

 

Louis Marcoussis habite au 76 rue Lamarck, dans le quartier Montmartre, à deux pas de la rue Lacroix où habite Eva avec son mari. C’est là peut-être qu’en 1907, dans la rue ou à la terrasse d’un café, qu’ils se sont rencontrés. Mais elle rêve d’une vie rangée, sans soucis financiers, bref d’une vie « bourgeoise ». Pour réaliser ce rêve, elle pousse Louis à mettre la peinture de côté et à se consacrer à la caricature, où il excelle, et qui est plus rémunératrice. Par amour pour elle, il accepte. Ils quittent aussi leur logement de la rue Lamark pour traverser la Seine et s’installer dans un appartement plus cossu, au 33 rue Delambre, dans le quartier Montparnasse.

 

« La mère de Louis, voyant sa liaison avec Marcelle Humbert se prolonger, souhaite qu’elle soit régularisée » explique Jean Lafranchis, le biographe de Louis Marcoussis[4]. Louis semble accepter de se plier à cette sujétion. Mais Marcelle/Eva ne peut pas, car elle est toujours mariée. Et se marier à nouveau impliquerait de révéler sa véritable identité et sa situation maritale, demander le divorce. Sait-elle que son mari, Fernand Fix, a obtenu par décision de justice le divorce en juin 1910 ? Peut-être pas.

 

Pendant leurs quatre années de vie commune, Marcoussis a-t-il réalisé des toiles ou des dessins représentant Eva ? On peut le supposer mais Marcoussis « va détruire presque toutes ses toiles [peintes] entre 1907 et 1910 », justement toute la période où il est avec Eva.

 

« Markus a échappé à un mariage auquel il ne tenait pas, un mariage qui l’aurait définitivement rivé à une existence bourgeoise. […] Il revient s’installer à Montmartre, 33 boulevard de Clichy […] [5] », se rapprochant ainsi de l’atelier de Picasso au 11 qui, lui, ne tardera pas à faire le chemin inverse, avec Eva.

 

Utilisant des dons de caricaturiste et pour célébrer sa libération, Marcoussis publiera un dessin dans le journal La Vie Parisienne du 15 juin 1912. La scène, qui fait partie d’une bande dessinée intitulée Shéhérazade au bal des Quat’z’Arts, est sous-titrée : L’heureux célibataire et le nouveau marié. On y voit Picasso, que l’on reconnait avec sa casquette et un manteau constellé de cubes, avec une pipe à la bouche, elle-même en forme de cube, s’échappant d’un bon pas au bras d’une femme (Eva), très élégante et affichant son bonheur. Derrière eux, Marcoussis, habillé de façon plus bohème, danse de joie. En regardant de plus près (en haut à droite de la planche de dessins), on voit que l’heureux célibataire a brisé les chaînes qu’il avait aux pieds, tandis que le nouveau « marié », Picasso, lui, part avec un boulet aux siens.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fuite à Céret puis à Sorgues

 

Voulant s’échapper de Paris et de Fernande, et vivre une vie libre et heureuse avec Eva, Picasso prend le train pour Céret le 19 mai 1912. Céret est une petite ville des Pyrénées-Orientales, à quelques kilomètres de l’Espagne, où se sont installés le sculpteur espagnol Manolo, et Frank Burty Haviland, artiste et critique d’art, tous deux amis de Picasso. Il y est déjà venu l’année précédente, avec Fernande.

 

Mais Picasso apprend que Fernande va arriver. Ils quittent Céret précipitamment et vont à Avignon. C’est à dix kilomètres de là, empruntant le tramway, qu’ils découvrent Sorgues. Ils s’y installent. Braque et sa compagne Marcelle les rejoignent bientôt. Là Marcelle Humbert reprend son nom. Picasso écrit « j’aime Eva » sur ses toiles. La photo d'Eva en kimono a vraisemblablement été prise à Sorgues, à La villa "Les Clochettes".

 

De retour à Paris, ils quittent Montmartre et s’installent 242 boulevard Raspail. L’année suivante ils retournent à Céret. Eva a une santé fragile et attrape une angine qui la cloue au lit. Picasso n’est pas vraiment mieux avec une paratyphoïde qui les oblige à retourner à Paris. Ils ne tardent pas à trouver un atelier/appartement plus spacieux, au 5bis rue Schœlcher. La verrière de l’atelier donne sur le cimetière de Montparnasse, mais cela ne semble pas gêner Picasso.

 

Pour l’été 1914, Picasso et Eva retournent à Avignon. Ils y rejoignent Derain et sa compagne Alice qui sont à Montfavet. Braque et Marcelle s’installent dans la maison qu’ils ont gardée à Sorgues. Mais leurs échanges seront de courte durée car, le 2 août, la mobilisation générale est promulguée, Derain et Braque doivent rejoindre leurs régiments.

 

Picasso et Eva restent à Avignon jusqu’à la mi-novembre. Mais la santé d’Eva semble chancelante. Elle demande par courrier à Gertrude Stein de se renseigner si le Docteur Rousseau est à Paris pour « lui demander un renseignement très urgent[6] ». Picasso rajoute : « Vous avez vu ce qu’Eva vous demande. Vous seriez bien gentille de le faire le plus tôt possible, son opération n’est pas encore guérie […] ».

 

Elle sera réopérée en janvier de l’année suivante. Mais, avec des hauts et des bas, sa santé décline inexorablement. On le sait par les lettres qu’elle envoie à Fifine, entre le 28 juin et le 25 octobre 1915[7]. Le 20 juillet : « Mais pensez, ma chère Fifine, qu’en trois mois, j’ai maigri de deux kilos, et c’est énorme […] »

 

La dernière lettre date du 25 octobre. Elle est sans doute la dernière écrite par Eva, qui s’éteindra sept semaines plus tard, le 14 décembre : « Je suis si malade que je n’ai pu encore vous écrire, j’ai essayé un peu tous les jours, mais je suis si faible et je tremble tellement que vous ne l’auriez pas comprise. […] Je désespère souvent de guérir. Pablo me gronde quand je lui dis que je ne crois pas voir l’année 1916. » Elle a malheureusement, et tristement, raison.

 

Mi-novembre elle est hospitalisée dans une clinique, la Villa Molière, boulevard de Montmorency, dans le XVIe  arrondissement. Picasso passe beaucoup de temps dans le métro pour aller la voir tous les jours. Elle y décède le 14 décembre. Selon les sources les plus crédibles, elle serait morte d’un cancer. Malheureusement, la clinique, qui a disparu depuis, était privée, et ses archives n’ont pas été conservées. C’est au même endroit, mais dans une partie transformée en hôpital militaire (Hôpital Militaire Complémentaire du Val de Grâce VG11) qu’Apollinaire sera trépané, en mai 1916, cinq mois après la mort d’Eva.

 

L’enterrement a lieu deux jours plus tard, le 16 décembre. Le seul témoignage sur cet enterrement nous vient du peintre espagnol Juan Gris. Dans une lettre à Maurice Raynal datée du 18 décembre, il relate : « Je n’ai rien de bien agréable à t’apprendre. La femme de Picasso est morte ces jours derniers. L’enterrement auquel nous assistions sept ou huit amis a été bien triste, à part bien entendu les quelques saillies de Max [Jacob] qui l’ont rendu encore plus sinistre. Picasso est assez frappé de ça.[8] »

 

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Où est enterrée Eva ?

 

La plupart des biographies indiquent qu’Eva est enterrée au cimetière du Montparnasse, sur lequel donnaient les fenêtres de l’atelier de la rue Schœlcher. Lieu qui semble naturel par sa proximité. Mais la consultation des registres du cimetière du Montparnasse, comme ceux des autres cimetières parisiens, n’a donné aucun résultat, aucune trace d’Eva Gouel, ni de Marcelle Humbert, ni d’Eva Fix.

 

Par hasard, en allant aux Archives de Paris, près de la porte des Lilas, nous avons appris qu’y était conservée une partie des archives des Pompes Funèbres de Paris. Vers 1900 et jusqu’à la loi du 8 janvier 1993, elles avaient un quasi-monopole du transport des corps entre le lieu de décès et le lieu d’inhumation. A Paris, la fin de ce monopole eut lieu le 9 janvier 1998, entraînant la fermeture d’un lieu mythique, le « 104 ». Situé près de la Gare de l’Est, c’était la morgue de Paris où étaient fabriqués les cercueils, entreposés les fournitures et matériels nécessaires aux obsèques, dont les corbillards hippomobiles et leurs chevaux, les tentures avec blasons mises à la porte d’entrée de la maison du défunt et sur l’église où avait lieu la messe d’enterrement. En 2008 ce grand espace, avec son grand hall recouvert d’une verrière, fut transformé en un centre culturel.[9]

 

Les Archives de Paris furent missionnées pour prendre en charge les archives qui y étaient restées entreposées, recouvrant tous les enterrements, depuis ceux « de première classe », jusqu’aux plus humbles, de neuvième classe. Ne furent conservés (ou au moins répertoriés) les « Mains courantes d’enregistrements des décès », « à titre d’échantillon historique », que pour les années des deux dernières guerres. Or Eva est décédée en décembre 1915, pendant la Première Guerre.

 

On l’y retrouve bien au 16 du mois de décembre 1915 : « Mle Gouel » (le prénom n’est jamais indiqué, ce qui est bien dommage, et on note que son statut marital de divorcée n’est pas pris en compte), adresse de départ : « B. Montmorency 57 », cimetière de destination « Billancourt ». Billancourt c’est le nom du quartier de Boulogne (qui ne deviendra Boulogne-Billancourt que bien plus tard) où est implanté le « nouveau cimetière » de Boulogne, ouvert en 1886.

 

Une colonne indique les « frais liés au transport ». Le coût d’un transport s’échelonne, en 1911, suivant la classe et la distance à parcourir, entre « 14 000 et 8 francs »[10]. Pour le transport du cercueil d’Eva, le coût a été de 154,25 francs[11], l’équivalent d’un transport de classe 7. Qui a payé ce coût, que comprend-il ?

 

La mairie de Boulogne-Billancourt, qui conserve les archives des cimetières de la ville, nous en dira un peu plus et confirmera qu’Eva a bien été inhumée dans le nouveau cimetière de Boulogne. Mais là aussi, quelques surprises nous attendent, et de nouvelles interrogations.

 

Eva y a bien été enterrée, le 16 décembre 1915, mais sous le nom d’Eva Vouel ! Encore un changement de nom, pour ce dernier voyage d’Eva. Sa tombe, de deux mètres de long, est dans la 2ème division, série [rangée] 15, position 29. C’est une concession acquise en 1915 (donc pour cette occasion), pour une durée renouvelable de 10 ans. On apprend en outre que la fosse peut contenir trois cercueils. Elle est décédée à Paris dans le XVI e arrondissement. Elle a 30 ans. C’est bien elle.

 

Par contre on ne connait pas le nom du « concessionnaire » de cette tombe. Est-ce Picasso, est-ce un membre de la famille d’Eva, si tant est qu’ils aient été prévenus ?

 

Pourquoi le cimetière de Billancourt ?

 

Le cimetière du Montparnasse eut été assez logique, puisque c’était le lieu d’habitation de la défunte, comme indiqué sur son acte de décès. Picasso n’a-t-il pas voulu avoir le rappel quotidien du décès d’Eva, en ayant sa tombe sous les fenêtres de son atelier ? On peut le comprendre.

 

Cela aurait pu aussi être le cimetière du lieu de décès, soit celui d’Auteuil. Mais celui-ci est très petit et « depuis 1870, il n'accueille que les concessions perpétuelles.[12] » L’ouest parisien a aussi la particularité de ne pas avoir de « grand cimetière », alors qu’au sud figure le cimetière du Montparnasse, à l’est le Père-Lachaise et au nord, celui de Montmartre. Ce dernier aurait pu être choisi en souvenir des années passées là-bas.

 

En fait, le cimetière le plus proche, situé à seulement deux kilomètres et demi de la clinique d’Auteuil est le cimetière de Billancourt. Celui du Montparnasse est à un peu plus de six kilomètres. On peut supposer que c’est Picasso qui, en l’absence probable de famille, a décidé des obsèques, et les a financées.

 

A l’emplacement 2-15-29, il y a désormais une autre tombe. La concession temporaire n’a donc pas été renouvelée, en tout cas pas jusqu’en 1953, date à laquelle la nouvelle concession a été octroyée. Quant aux restes d’Eva, s’ils n’ont pas été réclamés et transférés dans une autre tombe, ils ont, selon toute vraisemblance, été mis dans la fosse commune. Car l’ossuaire, où sont déposés dorénavant les restes des sépultures qui sont ainsi « reprises », n’a été mis en place que dans les années 50.

 

Juan Gris, qui est le seul à avoir laissé un témoignage, au combien poignant, de cet enterrement, s’installera à Boulogne, en 1922, au 8 rue de l’Ancienne-Mairie, juste à côté de la maison de son mentor, le galeriste Kahnweiler, qui fut aussi celui de Picasso. Mort cinq ans plus tard, en 1927, à seulement 40 ans, il est enterré, avec son épouse Josette, dans l’ancien cimetière de Boulogne, le cimetière de l’Ouest. Picasso, Marcoussis, Férat assisteront à ses obsèques.

 

A ce stade de notre enquête, nous sommes partagés : Yves se prend à rêver que les restes d’Eva aient trouvé une petite place dans la tombe de Juan Gris… C’était 12 ans après l’enterrement d’Eva, et 2 ans après la fin de la concession. Or les tombes ne sont jamais reprises tout de suite après la fin de la durée de la concession... Tandis que Christine, elle, espère qu'Eva a pu retrouver les siens, en Seine Maritime ou en Haute Marne... 
 

La vie d’Eva et de Picasso pendant ces quatre années est riche en évènements : les tableaux « Ma Jolie », les natures mortes avec guitares et violons, l’invention des papiers collés, la vente de « La Peau de l’Ours » en mars 1914, l’entrée en guerre bien sûr. De nombreuses rencontres ont eu lieu, même si souvent Eva, très discrète, n’y apparaît pas. Mais ce qui est dit d’elle est toujours sympathique à son égard. Elle était très attentive à ce que son compagnon puisse travailler en toute quiétude. Picasso l’a présentée fin 1912 à ses parents à Barcelone, signifiant ainsi qu’il avait l’intention de construire sa vie avec elle. Cela ne se fera pas. Nous racontons tout cela dans un livre à paraître prochainement.

 

 

[1] Laurence Madeline, Marie-Thérèse Walter- Pablo Picasso, biographie d’une relation, Paris, Nouvelles Editions Scala, 2022, p.446, n.40

[2] Toutes les informations proviennent du dossier de l’Assistance publique de Fernande Fix, sous le matricule 147 879, archivé aux Archives de Paris

[3] Rémy Cazals, Les mutineries de 1917, un refus de la guerre « massif et multiforme », L’Humanité, Vendredi 19 Mai 2017

 

[4] Jean Lafranchis, Marcoussis, sa vie, son œuvre, Paris, Les éditions du temps, 1961 p. 56

[5] Id. p. 55

[6] Laurence Madeline, Gertrude Stein - Pablo Picasso – Correspondance, Paris, Gallimard, 2005 p. 174-76

[7] 28 juin, 12 juillet, 20 juillet, 29 juillet et 25 octobre. Elles font partie des Fonds Pageard et Meffre du Musée de Céret et ont été reproduites dans le catalogue de l’exposition : Joséphine Matamoros, Picasso - Dessins et papiers collés – Céret 1911-1913, Céret, Musée d’Art Moderne de Céret, 1997, p. 364-368

[8] Hélène Seckel et André Cariou, Max Jacob et Picasso, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1994, p. 121

[9] Voir Bruno Bertherat et Christian Chevandier, Paris dernier voyage, Histoire des Pompes Funèbres, Paris, Le 104 Cent Quatre / Mairie de Paris / Editions La Découverte, 2008

[10] Id p. 105

[11] Soit l’équivalent de 490€ 2019.

[12] https://fr.wikipedia.org/wiki/Cimeti%C3%A8re_d%27Auteuil consulté le 7/7/2018

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